Mes parents, quels farceurs !

Tout a commencé avec la
soupe.
« Si t’en mange pas, tu grandiras
pas !
 »
C’était même pas vrai ! J’en ai
mangé de la soupe et j’suis pas
plus grand pour ça.

Après ce fut le Père Noël.
« Si t’es pas sage il viendra pas.  »
Alors je me tenais à carreau, le
chariot, les rennes, la
cheminée, (même qu’on n’en
avait pas dans notre HLM),
moi j’y croyais.
C’était une blague !

« T’es le plus beau bébé du
monde
 », qu’elle disait ma
maman.
Et elle n’arrêtait pas d’être
enceinte.
À quoi ça pouvait bien servir
cette ribambelle de petits
frères puisque c’était moi le
plus beau ?

Puis ce fut l’histoire la classe
ouvrière.
Mon père droit comme un i
affirmant haut et fort :
« C’est la seule classe
révolutionnaire, sans les prolos pas
de changement possible.
 »
Et bing ! Une taloche à chaque
mauvaise note que je ramenais
de l’école (ce qui arrivait
souvent).
« Cancre ! Bon à rien ! Continue
comme ça et tu finiras à l’usine.
 »
« Mais papa, je veux devenir
ouvrier.
 »
Et bing ! « Passe ton bac
d’abord !
 »

JPEG - 153.2 ko
Les lycéens dans la manif’, pendant la lutte sur les retraites en 2010.
© IHS CGT 94

Le plus drôle c’est quand ils
me firent croire que le monde
allait vers le progrès.
Quand ils m’ont dit que la
religion était une pratique
moyenâgeuse en cours
d’extinction, que la dernière
guerre avait eu lieu juste avant
ma naissance et qu’on n’était
pas prêt d’en connaître de
nouvelle.
Plus fort encore, que les pays
socialistes allaient bientôt
dépasser les pays capitalistes.
Que la pauvreté et la faim
allaient disparaître.
Et que même un jour il n’y
aurait plus de patrons.
Moi j’ai tout gobé !

Quel gros benêt j’étais.

C’est sûr que j’aurais dû me
méfier.

Quant le voisin du dessous
est parti en Algérie même qu’il
ne voulait pas, j’aurais dû
comprendre que la dernière
guerre ce n’était pas la
dernière.
Quand Papa nous a amené
faire cette manif au métro
Charonne j’aurais dû piger que
la charge de la brigade légère
par les CRS ce n’était pas du
cinéma.
Mais j’ai rien compris.

Et quand 68 est arrivé c’était
tellement beau que j’étais
persuadé que ça allait durer et
qu’on marchait vers le
socialisme.
Tu parles !
Le socialisme, je l’ai vu plus
tard chez les camardes à
Moscou, il avait une drôle de
tête.

Depuis, les guerres il y en a
eu et il y en a toujours et rien
ne nous garantit que la
prochaine ne soit pas en
préparation.
La faim, c’est des milliers
d’enfants qui en meurent
chaque année.

La pauvreté, elle est partout
dans nos rues.
Les chômeurs se comptent par
millions, tout le monde ne
peut pas se loger.
Le Pape est bien portant et je
croise chaque jour des jeunes
filles voilées.
Quant à la marche en avant du
progrès social, la fin du service
public et la retraite à 67 ans
m’en feraient douter.

Alors un jour je lui ai quand
même dit à ma mère « Maman
pourquoi vous me l’avez pas dit plus
tôt que c’était des blagues ?
 »
« Quelles blagues ? » elle a dit
maman.
Et là j’en suis tombé par terre.
Elle y croyait vraiment ma
mère, elle non plus elle ne
savait pas que c’était pour rire.

« T’es sûr, qu’elle m’a dit, y
avait rien de vrai ? Même pas un
petit peu, pourtant c’est mon père à
moi qui m’a appris tout ça.
 »
Je suis un bon fils, je ne veux
pas lui faire de peine à ma
maman.
Alors je me suis tu.
Et quand ma fille est entrée
dans la pièce avec son tract à la
main et qu’elle à dit :
« Papa ! On y va à la manif de
mardi ?
 »
J’ai dit « Oui chérie, bien sûr qu’on
y va... et même qu’on va gagner...
On va gagner... On va gagner !
 »

« T’énerve pas, papa » qu’elle a
dit. J’sais bien qu’on gagnera peut-être
pas, mais si on le faisait pas, pour
sûr, demain ce serait pire
qu’aujourd’hui !
 »

Jacques Aubert