Hommage

Allocution de Daniel Légerot aux obsèques d’André Martinez

le 29 mai 2009

Andrée,
Véronique, Sophie,
Chers amis,

L’écrivain espagnol Miguel de Cervantes dans son Don Quichotte a écrit : « La mort est un moissonneur qui ne fait pas la sieste ».
Ne se reposant jamais, elle n’a pas épargné André Martinez, notre proche, notre ami.
Nous lui connaissions un tempérament si fort, si énergique, que nous ne pouvions nous résoudre à cette perspective bien qu’il l’exprimât de plus en plus souvent : celle de sa disparition.
Voilà, c’est fait !
Il nous reste maintenant à nous satisfaire de souvenirs, voire nous enrichir de son expérience.

Dédé était un homme qui inspirait le respect, de l’admiration, il était qualifié de « monument » par plusieurs de ses camarades. Il était un être complexe mais, lorsqu’on le connaissait bien, ses sentiments profonds et contrastés pouvaient être compris.

Deux hommes coexistaient en lui, exprimés avec deux noms : Dédé pour sa famille et amis, Martinez pour ses camarades.
Discret sur sa vie familiale, son intimité, nous savons toutefois quel prix il lui attachait. Lui qui se voulait si public, si présent, un peu cabot même, veillait jalousement à préserver cette part de sa personnalité.

Andrée, sa femme, montée en 1955 à Paris depuis sa Bretagne natale est devenue son épouse après de longues fiançailles le 4 juillet 1959. Cela allait faire cinquante ans dans quelques jours. S’il lui a imposé une vie un peu austère, celle de la conjointe d’un militant engagé devant accepter de partager inéquitablement son temps, il savait pouvoir compter sur sa compréhension et sa facilité à pardonner ses empiètements sur sa vie de famille. À en croire son mari, le temps passé par Andrée à son travail de postière à Nogent lui donnait une compensation.

Dédé était particulièrement fier de ses deux filles, Véronique et Sophie. Nées dans un milieu ouvrier, leur réussite dans la vie active le gonflait d’un orgueil certain.
La première, enseignante, et la seconde, dans le marketing chez AXA, étaient le symbole de la capacité à sortir d’un milieu modeste pour entrer dans le monde intellectuel. Leur amour et celui de ses quatre petits-enfants lui ont apporté un bonheur sans bornes dont il jouissait en permanence. Pour André, être mari, père et grand-père était une merveilleuse récompense.
Le sens de la famille ! André en était tout habité.

Né le 24 août 1932 à Paris dans le Ve arrondissement, il perdra très vite son père, mineur espagnol des Asturies dont il peindra souvent un portrait assurément enjolivé pour en faire un héros dont il voulait être digne.
Sa mère éleva, seule, sept enfants. Leur vie sera difficile. Seule, elle assurera la gérance d’un hôtel rue Lacépède à Paris dans le Ve, entre la Mosquée et le siège de la Fédération du Livre. Deux de ses fils décèderont pendant la guerre.
André connaîtra une enfance douloureuse qui l’endurcira lui permettant d’affronter les problèmes et les obstacles, à chaque fois, avec courage et persévérance. Il aura toujours une préférence pour son frère Henri devenu soutien de famille.
Petit dernier des sept enfants Martinez, il sera le chouchou. Choyé par sa mère, il développera une extrême sensibilité.

André, c’était ainsi, était à la fois un endurci, un bagarreur et un grand sentimental, cherchant en permanence à cacher sa véritable personnalité par des artifices de façade qui n’abusaient plus ses amis.
Dernier survivant de la famille, comme il se présentait, il n’aimait pas assumer cette situation lui attribuant une responsabilité lourde à ses yeux.
Enfant élevé dans la rue dans des conditions modestes, sans père, et dans l’amour envahissant de sa mère, il deviendra l’homme que nous avons connu, apprécié et aimé, en séduisant ou en déstabilisant plus d’un.

En 1956, André effectue son service militaire à Alger comme tambour dans la musique du régiment. Rappelé ensuite pour la guerre en Algérie, il retrouvera le même lit à la caserne mais fortifiera ses conceptions anticolonialistes et antimilitaristes. Il vouera toujours un profond ressentiment envers les ministres SFIO de cette époque coupables d’avoir gâché cette période de la vie de la jeunesse de notre pays pour une guerre honteuse et perdue d’avance.
Andrée, ses deux filles et ses quatre petits-enfants seront le bonheur de son existence. Mais, Dédé avait deux vies en parallèle : les Martinez et la CGT !

C’est surtout celle-ci que je voudrais maintenant évoquer. D’une part, parce qu’elle est celle que je connais le mieux pour en avoir partagé une grande partie ; d’autre part, parce que, discret sur ses proches, il m’a fait promettre de privilégier cette partie de lui-même dans ce discours d’adieu que j’ai dû jurer de prononcer à l’ultime moment.

La CGT ! Pour Dédé, ces trois lettres sont un véritable nom de baptême, une oriflamme.
C’est en juin 1951 qu’il va adhérer au Syndicat général du Livre CGT et recevoir le matricule numéro 370. En 1991, il rejoindra la section des retraités du Livre qui lui offrira, pour comble de sa joie, la médaille de la fidélité syndicale.
Il aura à cœur d’être simultanément un grand professionnel et un syndicaliste authentique.

Il effectuera ses débuts d’imprimeur héliograveur à la Sapho à Paris. Transférée à Bobigny pour devenir l’Illustration, l’entreprise verra notre homme devenir un des meilleurs conducteurs de rotatives. Dédé précisait à chaque fois « imprimeur héliograveur » manifestant ainsi son dédain pour la technique offset à ses yeux moins valorisante. Cette compétence lui vaudra notamment de participer aux jurys des examens de CAP organisés à l’époque par l’INIAG.
Il prétendra d’ailleurs avec obstination m’avoir accordé une très bonne note lors du passage de mon CAP pour l’épreuve de législation du travail. Il voulait être un de mes pères dans ma vie professionnelle quitte à tordre un peu le coup à la vérité. Mais cela lui faisait tellement plaisir…

À l’Illustration, il connaîtra Christian Beauvais, Michel Ruffin, Jeanne Oudot, Gilbert Bertolini, Raymond Chapin, mais, aussi, Jean Didier. Avant d’accéder au statut de plus grand patron imprimeur français, Jean Didier était syndiqué au Livre CGT dont il deviendra un adversaire résolu ne lésinant pas sur les méthodes les plus brutales. André a multiplié les algarades avec lui l’accusant de trahison en accédant au poste de chef du montage.
J’ai eu plusieurs fois l’occasion de rencontrer ce patron ; il m’interrogeait régulièrement pour avoir des « nouvelles de Martinez » dont il gardait un excellent souvenir et me demandait à chaque fois de lui transmettre une invitation à se revoir. Il aura fallu beaucoup de temps pour que Dédé, après avoir pris maintes précautions, accepte de déjeuner à l’Hôtel Continental avec Jean Didier auquel il avait imposé respect et suscité des sentiments cordiaux. C’est un paradoxe du militantisme syndical.
L’Illustration fut, après l’imprimerie Larousse d’Arcueil, une des premières grandes unités graphiques parisiennes à disparaître. Dédé en a été meurtri. La liste de toutes celles aujourd’hui fermées serait fastidieuse. Nous arrivons à son terme puisqu’elles ont pratiquement toutes cessé leur activité malgré les luttes incessantes des travailleurs du Livre parisien et de leurs syndicats.

André, à cette époque, participe au bureau de la section héliogravure du SGL aux côtés de Claude Foliot, Albert Prugent, Horace Desgranges, Roland Bingler, Bernard Haned et Jean-Paul Gassmann. Il apprécie ces hommes mais il n’aime pas – et n’aimera jamais d’ailleurs – s’inscrire dans l’activité de collectifs de direction syndicale. Il n’est pas à l’aise dans les instances ; pour lui, ce qui compte c’est l’activité à l’entreprise et – il s’y résoudra contraint par la réalité des besoins – à l’union locale.

Licencié, notre Syndicat obtiendra son reclassement à l’imprimerie Cino Del Duca de Maisons-Alfort.
Ce ne fut pas chose facile. Non du fait de la direction confrontée au rapport de forces, mais parce que les ouvriers de l’atelier des rotatives lui contestaient non pas un emploi mais son embauche avec la qualification de premier conducteur.
Nul ne discutait ses compétences avérées en particulier par sa participation aux jurys des CAP, mais les rotativistes voulaient privilégier les promotions internes.
Jean-Paul Gassmann et moi avons animé une bataille sans succès. Dédé a été engagé comme receveur, mais, heureusement, par échelons successifs, retrouvera son galon de premier conducteur.
Cet épisode l’avait profondément affecté. Il attentait à la fois à sa conception de la solidarité et à son honneur professionnel. Il cacha toutefois toujours cette déception, privilégiant l’activité syndicale en assumant des responsabilités essentielles dans l’imprimerie maisonnaise.

Délégué du personnel, délégué syndical, représentant syndical au Comité central d’entreprise, animateur de la coordination franco-italienne du groupe Del Duca, André aura occupé des responsabilités syndicales dans toute leur diversité. Il l’aura fait avec engagement et détermination, avec un style très personnel et privilégiant la camaraderie. Avec André Sergent « La bouille », André Pezron « Le serpent », et Daniel Henry, il constituera une fameuse équipe des trois mousquetaires.

À l’Union locale, plus tard, ce sera avec André Sergent, encore, Yvette Venon, Alain Stablum et Michel Ruffin qu’il formera une nouvelle équipe de choc.

Dédé, qu’on l’aime comme le plus grand nombre, ou qu’on ne l’apprécie pas comme certains, choqués par ses attitudes provocatrices et quelquefois dévergondées, ne laisse personne indifférent. On le respecte mais il en trouble plus d’une et plus d’un.
Martinez – puisque c’est ainsi qu’on l’appelle le plus fréquemment – est en effet un homme à multiples facettes.
Ses origines espagnoles, constamment revendiquées, lui laisseront de profondes traces anarchistes. Son engagement au Parti communiste français n’effacera pas la base de ses conceptions. Il aura sa vision personnelle de l’activité syndicale et politique mais solidement ancrée sur des positions de classe et revendicatives.
Homme de contrastes, il est simultanément « gueulard », provocateur, hyper sentimental à la larme facile et d’une susceptibilité sans égale.
Pas question de contester sa famille, son honneur, ses talents de boulistes ou de joueur de tarots, ses compétences de marin et de pêcheur en mer, sa Bretagne, nouvelle patrie, son whisky ou de l’interroger sur les quelques sous de sa caisse de solidarité.

Dédé, c’est une foule d’anecdotes plus truculentes les unes que les autres qui ont fait une grande partie de sa réputation de gouailleur. C’est, par exemple, le personnage qui :
- provoquera en duel Antoine de Clermont-Tonnerre, président directeur général des Éditions mondiales, en lui laissant le choix des armes que la pudeur m’interdit de citer ici ;
- emportera dans son bureau le fauteuil du PDG de l’imprimerie Del Duca, René Mestries, qui, en colère, l’avait bien malheureusement accusé de vouloir prendre sa place ;
- provoquera un malaise cardiaque au Directeur technique, Joseph Lootvoet, dans une intense négociation au ministère du Travail ;
- deviendra l’interlocuteur syndical contesté et redouté du député-maire de Maisons-Alfort, Michel Herbillon, avec lequel par exemple il devra ruser pour obtenir des rendez-vous.

Il est également celui qui, pour faire progresser l’union des partis de gauche, se déguisera quelques jours en militant du PSU, le temps d’une campagne des élections municipales prenant en son nom la parole dans un meeting.
Il osait tout !

Pourtant, c’est le même homme sérieux tel un sphinx, disponible, tatillon, travailleur, que l’on verra siéger dans les Conseils de prud’hommes de Créteil, puis à Villeneuve-Saint-Georges où il sera élu plusieurs fois président, une de ses fiertés. En lui confiant ce mandat, l’Union départementale du Val-de-Marne lui a fait un des plus beaux cadeaux de sa carrière syndicale et a bien été payée en retour.
Ha ! Vous auriez vu monsieur le Président avec sa médaille au cou et pu découvrir sa compétence en matière de justice et de législation sociale…

Avec l’aide de l’Union départementale, il assumera, une fois l’imprimerie HEI liquidée, le secrétariat général de l’Union locale CGT de Maisons-Alfort. Cette UL va devenir sa forteresse, sa résidence secondaire. Il va imposer au député-maire des locaux adaptés et réservés jusqu’à maintenant encore à la seule CGT, tiendra des permanences juridiques, organisera plusieurs entreprises et… des agapes suivies de parties de pétanque homériques.

Jean-Philippe Maréchal l’a rejoint dans ces missions syndicales. André le considérera comme son fils spirituel et sera quelque peu dépité lorsque « le môme » acceptera la responsabilité permanente de secrétaire du SGLCE. Ces liens étroits, quasiment filiaux, motivent pour une grande part l’acceptation récente de Jean-Philippe Maréchal d’assurer provisoirement le poste de Secrétaire général de cette structure CGT pour enfin soulager Dédé devenu très fatigué et meurtri par la défection d’un militant vécue comme une trahison par notre ami.

André, homme complexe, comme je l’ai rappelé. Je l’entends encore, peu après ses 70 ans, m’expliquer son émotion à pénétrer dans la petite église bretonne de Locquirec pour s’y recueillir, réfléchir, penser à ses frères et sœurs, son épouse et ses enfants. Après un tour en mer sur son voilier, le temps passé dans ce lieu lui a procuré un bonheur intellectuel et un repos de l’esprit inégalés jusqu’à ce jour.

Après l’avoir interrogé sur sa croyance en un dieu, il me répond par la négative mais m’expose son besoin de paix spirituelle. Il me fera jurer de veiller à ce que ses obsèques – quand le temps sera venu – aient bien lieu dans une église et que je fasse son éloge.
Quelle surprise ! Mais, en même temps, quelle approche singulière et respectable sur la vie et l’idée de la mort commençant à le perturber ; interrogation renforcée par sa santé de plus en plus déficiente jusqu’à cette nouvelle opération cardiaque qui nous l’a enlevé.

Tu vois, Dédé, tes vœux sont respectés. Tes deux familles, la Martinez, celle de la CGT, sont là avec tes copains de Del Duca, du Syndicat du Livre, de l’Union locale et de l’Union départementale.

Tu nous as quittés en paix, dans la tranquillité du sommeil. Mais j’entends déjà l’écho de tes « engueulades », de tes colères. Désormais, nous vivrons avec ton image en mémoire.

Daniel Légerot