La mémoire des luttes

Dans le cadre de la manifestation Le printemps de la mémoire en Val-de-Marne organisée par les Archives départementales, se tenait le 17 mai dernier une rencontre sur le thème « Mémoire des luttes, mémoire du travail ».

Nous reproduisons ci-dessous l’intervention de Jacques Aubert en sa qualité de président de l’IHS 94.

Dans le cadre de ce débat il parait presque obligatoire de dire : oui la mémoire des luttes existe.

Et ce serait rassurant de le dire ainsi quand on se place dans une perspective syndicale où l’on affirme que seules les mobilisations sociales sont capables d’imposer de vrais changements.

Pourtant la réalité est plus complexe. Quand on parle de mémoire des luttes au travail, on parle de la mémoire de la classe ouvrière et ceci implique qu’il y ait eu et qu’il y ait encore une classe ouvrière et que celle-ci ait une mémoire de son histoire mais pour qu’il y ait cette « mémoire de classe », il faut qu’il y ait conscience de classe.

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Les archives départementales à Créteil

L’histoire semble apporter la preuve indéniable de l’existence de cette conscience de classe. Elle est née avec l’industrie, la mécanisation, avec la concentration ouvrière. Elle émerge au cours du 19e siècle, quand des masses paysannes viennent à la ville pour faire tourner les usines.

Cette classe ouvrière devient incontournable au 20e siècle. Elle va susciter des idéologies et des révolutions.

En France dans la période récente, l’histoire retiendra qu’elle jouera un rôle décisif dans la libération de la France et qu’elle deviendra à partir de 1945 porteuse des intérêts nationaux.

En s’efforçant d’améliorer sa condition la classe ouvrière va durablement inscrire le 20e siècle dans la perspective du progrès social.

Mais aujourd’hui force est de constater que les conditions qui forgeaient cette identité ouvrière se sont profondément modifiées

Modification des métiers, le travail manuel, le savoir-faire, le rapport à la transformation de la matière. L’ouvrier avait un savoir qui lui conférait un pouvoir. L’automatisation des tâches, la parcellisation, est venue abolir ce pouvoir. Le fait d’être dépossédé de son savoir, de son utilité sociale est un facteur dévalorisant.

L’immigration de population non ouvrière, dans un contexte post-colonial avec les problèmes d’intégration que l’on connait.

Le chômage de masse qui est une perte d’identité.

Le renforcement du secteur tertiaire avec l’externalisation de la classe ouvrière dans le tiers-monde.

Un management qui ne permet plus l’identification. Fin de la grande entreprise, éclatement des qualifications, individualisation du salaire.

Dans le Val-de-Marne plus de 50 % des salariés ont un statut ICT, ou professions intermédiaires.

Ce qui aurait pu créer des facteurs d’unité, la cité, le vivre ensemble, l’unité des pratiques culturelles et sociales, dans le contexte de crise crée du mal à vivre ensemble, au lieu de créer des solidarités.

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Sanofi à Vitry-sur-Seine
avec l’aimable autorisation de ©94.citoyens.com

De fait il y a dévalorisation de la classe ouvrière, une baisse numérique, et forcement une perte de mémoire.

Deux exemples parmi d’autres illustrent cette situation :

L’échec scolaire est devenu un signe de déclassement là où avant, il était poursuite du métier des parents.

Dans la littérature, Zola glorifie cette classe ouvrière ; au cinéma les premiers films placent l’ouvrier en personnage central, c’est La Bête humaine en 1938. Aujourd’hui le héros de film ou de roman c’est le gangster, le marginal et nul ne sait trop comment les personnages gagnent leur vie.

L’art ne semble plus exprimer la revendication sociale mais plutôt la rupture avec les normes.

De fait, c’est le travail même qui a perdu son statut.

Avant quand vous posiez la question, « Alors vous faites quoi dans la vie ? », la réponse était donnée par le métier et cette réponse était censée résumer votre personnalité, vos études, vos goûts... Aujourd’hui la réponse à cette même question se nuance : aujourd’hui, c’est «  Je bricole, là en ce moment je cherche un stage », etc. Et aussitôt « Mais à côté, je passe beaucoup de temps à faire de la musique, je bricole, je fais du sport, je travaille pour une association... »

En somme ce n’est plus le temps de la production qui définit l’être mais le temps hors travail. Ce qui nous renvoi à ce que disait K. Marx, puisque c’est à lui qu’on doit en partie cette notion de la lutte des classes et de la classe ouvrière, « L’essence de l’homme c’est le travail »

Aujourd’hui l’essence de l’homme semble se déplacer et se construire sur des pratiques identitaires, culturelles, sociétales, mais de moins en moins sur le travail.

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Orly

C’est peut-être aussi cela qui explique que les manifestations sociétales rassemblent des milliers de personnes alors que celles sur la crise économique et ses conséquences peinent à se faire entendre.

Tout ceci m’amène à penser qu’il y a difficulté d’une mémoire ouvrière, parce qu’il y a difficulté de reconnaissance dans un groupe social homogène qui s’appellerait classe ouvrière

Par ailleurs, la mémoire ouvrière n’est inscrite nulle-part. Dans la ville, dans l’espace public, on trouve des monuments aux morts, des plaques commémoratives des guerres, des héros ou des bienfaiteurs.

Mais dans les usines il est rare que l’on trouve une plaque commémorative indiquant par exemple : « Ici à eu lieu le Grand Meeting », « Ici a eu lieu le Premier Appel à la grève », etc.

L’entreprise est un lieu de droit privé où règne le lien de subordination et où la citoyenneté s’exprime difficilement. On le sait pour l’exercice des droits syndicaux, mais c’est encore plus vrai pour l’histoire. Trop souvent l’histoire de l’entreprise se résume à la saga patronale.

Soyons également attentifs au fait que la dernière grande lutte nationale qui a débouché sur des acquis et des augmentations de salaires importants c’est 1968. Aujourd’hui les salariés qui ont connu 1968 sont tous à la retraite, cet événement ne peut plus, comme hier, se transmettre sur le lieu du travail, là où il était né.

Ce constat peut-être un peu trop pessimiste, ne modifie pas pour autant nos convictions de la nécessité de connaitre l’histoire pour comprendre et être en mesure d’intervenir sur le présent

Aussi si les conditions de la mémoire se sont modifiées, si elle n’est plus un automatisme, si elle ne naît pas spontanément des conditions de travail et d’existence, alors il y a nécessité pour le mouvement social de travailler sur cette mémoire, de former des militants de la mémoire, d’avoir une pédagogie de la mémoire.

C’est ce qui explique qu’il y a maintenant 25 ans la CGT a ressenti le besoin de créer les IHS.

Avant, le syndicat était dans l’action immédiate, la mémoire allait de soi et on ne s’encombrait pas d’archives. Aujourd’hui nous avons pris conscience de l’importance du travail sur la mémoire et il ne s’agit pas de vouloir maintenir artificiellement la conscience ouvrière, mais il s’agit de comprendre au regard de cette histoire les mutations qui s’opèrent, voir ce qui change dans ce qui demeure : c’est-à-dire la situation d’exploitation et la position de dépendance de ceux qui ne possèdent que leur force de travail pour vivre.

Ce travail militant sur l’histoire est d’autant plus important que l’absence de connaissance historique engendre des confusions et qu’aujourd’hui nous nous trouvons fasse à une offensive d’instrumentalisation de cette histoire

Je lisais dernièrement dans un journal de gauche à l’occasion de la manif contre le mariage pour tous : « Un 1968 à l’envers » ; je vois bien la référence et l’intention qui consiste à vouloir limiter 68 à l’aspect culturel, mais c’est oublier les revendications économiques et la grève générale qui ont permis le succès de 68. De fait, les manifestations d’aujourd’hui sont dans un contexte radicalement différent.

On entend dire souvent que la crise de 29 a des similitudes avec celle de 2008.

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Un pavillon du secteur des fruits et légumes du MIN de Rungis
©academic.ru

C’est vrai dans une réflexion économique sur les crises cycliques du capitalisme, mais nous sommes dans un contexte là encore radicalement différent, que ça soit sur le rôle de l’extrême droite, sur le rôle de l’État-nation, etc., donc 2008 cela ressemble à 1929, mais ce n’est pas 29 et je crains que les changements de 2013 ne soient pas ceux de 1936 !

La mission confiée par la CGT aux IHS, c’est de mener la recherche historique pour faire vivre et faire comprendre les grandes luttes du monde du travail et affirmer cette leçon : que le progrès social a souvent été l’œuvre des travailleurs et que rien de ce qui fait le progrès social n’a été donné, tout a été l’objet d’une lutte.

Ce travail d’histoire n’a pas pour but la glorification du passé et nous n’hésitons pas à dire ce que furent les erreurs du mouvement syndical qui font qu’aujourd’hui le monde du travail reste divisé et sous représenté.

La CGT comptait plusieurs millions d’adhérents à la Libération, je me rappelle avoir mené la bataille du millionième adhérent et aujourd’hui on peine à être 700 000, à l’évidence nous avons une part de responsabilité dans cette situation.

Pour conclure permettez-moi de dire que ce n’est pas parce que la classe ouvrière n’est plus ce qu’elle était, que les injustices ont disparu.

Bien au contraire, et le travail d’histoire, c’est aussi de participer à la réflexion sur ce que sont aujourd’hui, dans des conditions nouvelles, les voies de l’émancipation et du progrès social, car ce chemin existe même si nous peinons à le trouver.

Jacques Aubert