Commémoration

Il y a 100 ans naissait Charlotte Delbo

Si son nom de vous-dit rien, si vous en avez entendu parler mais n’avez jamais lu aucun de ses livres, alors faites-le.

J’ai découvert Charlotte Delbo il y a seulement quinze ans. Jusque-là, la déportation, je croyais savoir ce qu’il en était, mon père, mon oncle, de nombreux amis que nous fréquentions avaient vécus cette expérience, ils en parlaient et depuis mon enfance j’écoute ces récits. J’ai lu les livres, les rapports, les témoignages, vu les photos. Mais comme le disait mon père « il n’est pas possible de transmettre l’indicible », alors je me résignais un peu vite à ne jamais comprendre ce qui était à coup sûr l’essentiel.

C’est de cet essentiel dont parle charlotte Delbo : ses livres ne tentent pas une analyse politique du fascisme, elle décrit juste l’horreur au quotidien. À chacune de ses pages on est immergé dans la réalité du camp.

Je sais que cette lecture est difficile, parfois insoutenable. J’avoue avoir pris du temps pour finir chaque livre, j’avoue avoir pleuré et en être sorti marqué.

Mais mieux vaut savoir que de vivre dans un à peu près de la connaissance.

Charlotte Delbo est née le 10 août 1913, à Vigneux-sur-Seine (aujourd’hui en Essonne). Elle est l’aînée d’une famille de quatre enfants. Ses parents sont originaires d’Italie. Son père, est ouvrier dans une usine métallurgique.

Elle deviendra sténodactylo bilingue.

Dans les années 30, elle fait la connaissance d’Henri Lefebvre qui lui fait rencontrer un groupe de jeunes philosophes. À leurs côtés, elle découvre le marxisme et fréquente l’Université ouvrière. En 1934 elle rejoint les Jeunesses Communistes, puis, en 1936, l’Union des jeunes filles de France.

À l’Université ouvrière, elle fait la connaissance de Georges Dudach, un militant communiste. Ils se marient le 17 mars 1936.

À partir de 1937, Charlotte écrit des articles culturels pour le journal communiste Les Cahiers de la Jeunesse. C’est à cette occasion, qu’elle interviewe Louis Jouvet. Ce dernier l’embauche comme assistante dans la troupe du théâtre de l’Athénée. Elle est chargée de prendre en sténo et de reconstituer les cours qu’il donne aux étudiants du Conservatoire.

En 1940, après l’arrivée des Allemands à Paris, Louis Jouvet décide d’emmener la troupe en tournée à l’étranger, en Suisse d’abord, puis en Amérique latine.

Charlotte accompagne la troupe mais en septembre 1941, elle décide de rentrer en France où elle retrouve Georges Dudach, déjà engagé dans la clandestinité. Rattaché au réseau Politzer, il s’occupe notamment de la publication de la revue clandestine La pensée libre. Il est également le lien avec Louis Aragon et Elsa Triolet, réfugiés en zone libre.

Charlotte rejoint à son tour le réseau. Elle est chargée de l’écoute de Radio Londres et Radio Moscou, de la dactylographie des tracts et revues.

Le 2 mars 1942, cinq policiers des brigades spéciales font irruption dans leur studio du 93 rue de la Faisanderie. Ils tombent dans un vaste coup de filet qui décapite le mouvement intellectuel clandestin du PCF. Avec eux sont arrêtés Georges et Maï Politzer, Danielle Casanova, Jacques Decour, Marie-Claude Vaillant-Couturier, Marie-Elisa Nordmann et beaucoup d’autres.

Après interrogatoires, Georges et Charlotte sont transférés à la Santé.

Dudach est condamné à mort. Le 23 mai 1942, il est fusillé au Mont-Valérien.

Le 24 août, Charlotte est transférée au fort de Romainville. Le 20 janvier, avec 229 autres déportées politiques elle part pour le camp de Compiègne où, le 23 janvier au matin, toutes montent dans un train qui les emporte vers Auschwitz-Birkenau.

Le janvier à août 1943, elle voit ses compagnes tomber, les unes après les autres. Charlotte survit à l’épidémie de typhus. Elle est envoyée dans un camp annexe de Birkenau. Peu de temps après, en janvier, elle est transférée à Ravensbrück. Elle y restera jusqu’à sa libération par le Comité international de la Croix-Rouge, le 23 avril 1945.

Des 230 passagères du convoi du 24 janvier, seules 49 auront survécu.

Après un bref séjour en Suède, elle revient à Paris le 23 juin 1945.

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Charlotte Delbot

Charlotte Delbo reprend alors sa place aux côtés de Jouvet. Mais elle n’a pas la force de continuer. Au début de l’année 1946, elle quitte Paris et son travail pour rentrer dans une clinique.

Son état de santé est délicat. Pendant cette période de repos forcé, elle écrit Aucun de nous ne reviendra, le récit des mois passés à Auschwitz. Elle enfermera ce manuscrit dans un tiroir.

Après sa convalescence, elle reprend son travail à l’Athénée puis choisit de rejoindre l’ONU. Recrutée pour ses compétences en sténographie et en anglais, elle est attachée d’abord à la commission économique, puis aux services techniques.

En 1960, Charlotte Delbo quitte l’ONU pour devenir l’assistante de son vieil ami, Henri Lefebvre, au CNRS. Dès lors, elle entre dans son équipe, jusqu’à sa retraite en 1978.

Mais parallèlement, elle écrit. En 1960, elle publie aux éditions de Minuit, Les Belles Lettres, recueils de lettres échangées par des opposants à la guerre d’Algérie. Puis, en 1965, aux éditions Gonthier paraît Aucun de nous ne reviendra, le manuscrit qu’elle a écrit en Suisse, vingt ans auparavant. Il constitue le premier tome d’une trilogie, Auschwitz et après, qui sera intégralement publié aux éditions de Minuit à partir de 1970.

Elle ne cessera plus d’écrire, publiant des pièces de théâtre, des poèmes, des tribunes, des récits témoignant de son expérience concentrationnaire. Elle devient une grande voix littéraire, inflexible sur le sort de l’homme dans les violences auxquels il se trouve confronté.

Charlotte Delbo est décédée d’un cancer, le 1er mars 1985. Elle est enterrée dans le cimetière de Vigneux-sur-Seine.

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Aucun de nous ne reviendra

Une connaissance inutile (extrait)

« C’est la dernière fois que je verrai Viva. J’ai de la mort une connaissance si exacte que je pourrais dire à quelle heure mourra Viva. Avant demain matin.
[...]
Demain matin, dans les rangs de l’appel, Viva passera sur la petite civière, avec les pieds qui dépassent, et la tête qui pend entre les brancards de la petite civière. Et peut-être que l’une de celle qui sont debout dans les rangs de l’appel et qui sait que son tour est inscrit pour passer sur la petite civière, peut-être que l’une d’entre-elle dira en voyant les belles boucles noires de Viva : “Elle a tenue longtemps, celle-là” Tout un hiver, tout un printemps.
Oui elle aura tenu longtemps, Viva. Elle m’aura aidée longtemps.
C’est la dernière fois que je verrai Viva.
Aucune larme ne m’est venue. Il y a longtemps que je n’ai plus de larmes. »

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Mesure de nos jours

Une connaissance inutile (extrait)

« Je vous en supplie
faites quelque chose
apprenez un pas
une danse
quelque chose qui vous justifie
qui vous donne le droit
d’être habillés de votre peau et de votre poil
apprenez à marcher et à rire
parce que ce serait trop bête
à la fin
que tant soient morts
et que vous viviez
sans rien faire de votre vie. »

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Une connaissance inutile

Aucun de nous ne reviendra (extrait)

Marie,
Son père, sa mère, ses frères et ses sœurs ont été gazés à l’arrivée.
Les parents étaient trop vieux, les enfants trop jeunes.
Elle dit : « Elle était belle, ma petite sœur.
Vous ne pouvez pas vous représenter comme elle était belle.
Ils n’ont pas dû la regarder.
S’ils l’avaient regardée, ils ne l’auraient pas tuée.
Ils n’auraient pas pu.
 »

Jacques Aubert
P.S. :

Références biographiques : Association des Amis de Charlotte Delbo)

Œuvres disponibles

  • La mémoire et les jours / Berg International, 1995. - 1 vol. (144 p.) ; 24 cm.
  • Spectres, mes compagnons : lettre à Louis Jouvet / Berg International, 1995. - 1 vol. (56 p.) ; 25 cm.
  • Qui rapportera ces paroles ? : et autres écrits inédits / Fayard, 2013. - 1 vol. (400 p.) ; 24 cm. - (Littérature française)
  • Ceux qui avaient choisi : pièce en deux actes / Les Provinciales 2011. - 1 vol. (83 p.) ; 17 cm.
  • Auschwitz et après, 1 : aucun de nous ne reviendra / Minuit, 1970. - 1 vol. (184 p.) ; 18 cm. - (Documents).
  • Auschwitz et après, 2 : une connaissance inutile / Minuit, 1995. - 1 vol. (192 p.) ; 18 cm. - (Documents)
  • Auschwitz et après, 3 : mesure de nos jours / Minuit, 1995. - 1 vol. (214 p.) ; 18 cm. - (Documents)
  • Le convoi du 24 janvier / Minuit, 1998. - 1 vol. (304 p.) ; 22 cm. - (Grands documents)
  • Les belles lettres : rassemblées par Charlotte Delbo / Minuit, 2012. - 1 vol. (151 p.) ; 18 cm.