De la Seine au robinet : l’eau

150 ans d’histoire industrielle à Choisy-le-roi

D’après Marc Blachère [1]

L’usine de production d’eau potable de Choisy-le-Roi est une pièce maîtresse du Syndicat des Eaux d’Île-de-France (SEDIF).

Elle fournit une moyenne de 330 000 m3/j, satisfaisant aux besoins de 1,8 millions d’habitants de 57 communes du sud-est à l’ouest de la banlieue de Paris. En cas de nécessité sa production peut être portée jusqu’à 600 000 m3/j pour suppléer à une éventuelle défaillance de tel ou tel autre centre de production situé dans la région capitale. Il s’agit d’une des plus importantes installations de ce type au monde.

L’eau est puisée en Seine puis traitée selon une filière dite biologique dont les étapes essentielles combinent barbotage à l’ozone et filtration rapide sur lit de sable puis de charbon actif, la chloration finale n’intervenant que pour prévenir les développements bactériens dans le vaste et complexe réseau de distribution.
La gestion technique de ce centre de production qui s ‘étend sur 17 hectares est assurée par le groupe Veolia dans le cadre d’une délégation de service public. Une soixante de salariés assurent 24 heures sur 24 et 365 jours par an le fonctionnement des installations.

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Plan masse de l’usine des eaux en 1861

La naissance de ce site industriel dédié à l’eau remonte à 1861, il y a cent cinquante ans. Au cours de l’été de cette année-là, à quelques mètres de l’actuelle usine nourricière [2], il fut allumé une pompe à feu [3] qui refoulait de l’eau de Seine brute dans quelques kilomètres de canalisations s’étendant sur les quatre communes de Choisy-le-Roi, Vitry-sur-Seine, Thiais et Bourg-la-Reine.

Les édiles sollicités par la Compagnie Générale des Eaux

La mise en service de cette première production locale d’eau s’avéra plutôt laborieuse. Près de cinq années s’écoulèrent entre la décision de principe adoptée par le conseil municipal de Choisy-le-Roi, le 25 mai 1858, et l’ouverture des vannes des premières bornes fontaines.

Nulles difficultés techniques dans ce long délai. Dans les années 1850-1860, on comptait sans doute une dizaine d’installations de ce genre le long de la Seine dans Paris et ses alentours. Les plus anciennes, les pompes de Chaillot et du Gros-Caillou remontaient aux années 1780 et à la Compagnie des Eaux de Paris des frères Périer. Quand les édiles choisyens arrêtèrent leur décision, deux puissantes installations venaient d’être mises en marche dans les environs : les usines élévatoires d’Ivry et de Maisons-Alfort.

Les difficultés apparues étaient d’ordres politique et financier.
La décision choisyenne de concéder un service des eaux dans la commune résultait d’une sollicitation. Ceci ne dérogeait en rien à la « règle » du temps. Exception faîte de la situation de Paris où le préfet Haussmann et son adjoint l’ingénieur Belgrand venaient de prendre à bras le corps le problème, récurrent depuis des siècles, du manque d’eau, il n’y avait pas alors de demande marchande ou publique pour disposer de ce bien ô combien indispensable.
L’eau était un bienfait de la nature à la libre disposition de tout un chacun. À Choisy-le-Roi on se la procurait de trois façons possibles : à la Seine, aux puits et par le captage de sources émergeant sur les hauteurs d’Orly et de Thiais devenues propriété de la commune, héritière sur ce point du domaine royal créé par Louis XV. On estime que la consommation domestique était alors d’une dizaine de litres par jour ou par personne (la plus grande part du linge était lavé en Seine et la toilette demeurait des plus sommaire).

Les premiers réseaux urbains sont le fait de petites compagnies privées qui obtiennent des municipalités « le privilège de l’eau » comme les frères Périer l’avait obtenu du roi en sa capitale à la fin du XVIIIe siècle.

C’est dans ce contexte que s’est créé en 1853 la Compagnie Générale des Eaux. L’initiative en revient à un groupe d’une douzaine d’hommes, banquiers et sénateurs d’Empire, fermes soutiens du coup d’État du 2 décembre 1851 et déjà fortement investis dans les compagnies de chemins de fer en plein développement. Côté face, s’inspirant du saint-simonisme finissant et de l’hygiénisme naissant. ils démarchent les maires en bienfaiteurs de l’humanité qui «  ont résolu de réaliser cette oeuvre d’utilité publique » qu’est de « pourvoir largement à la distribution d’eau dans les villes [4] ».

Côté pile, se référant à de premières et spectaculaires réussites anglaises et américaines comme « celle de New Rider, à Londres, dont les actions rendent aujourd’hui mille pour cent », ils font valoir à leurs actionnaires que «  les affaires de distribution d’eau dans les villes sont de nature à justifier les meilleurs espérances […] là surtout où elles ne se font pas concurrence [5] ».
La cible première visée par les fondateurs de la CGE n’était autre que Paris. Cependant, malgré les soutiens de poids dont ils disposaient dans l’entourage immédiat de Napoléon III, Haussmann a obtenu in extremis l’accord impérial pour une gestion de l’eau dans la capitale en régie publique.

Déçue mais non découragée, la CGE a alors décidé de faire le siège de la place par sa périphérie : elle rachète une à une les petites compagnies déjà implantées et prospecte de nouveaux territoires.

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Vue générale : dans les années 30, les bassins de décantation et de filtration sont à leur extension maximale.

C’est ainsi qu’en mai 1858 elle fait une offre de service au maire de Choisy-le-Roi, commune située à la limite méridionale du département de la Seine.
Nous l’avons déjà indiqué, l’assemblée communale exprime aussitôt sa disponibilité à engager sans retard la discussion en vue d’un traité de concession. Mais, à son grand dam, cette réponse aussi favorable qu’empressée demeure sans suite. Pour les intéressé, la situation est incompréhensible.

C’est que, dans la période même où la CGE prenait langue avec Choisy, Haussmann préparait l’extension de Paris par l’annexion de tout ou partie des communes limitrophes. Ce vaste projet fut entériné par la loi du 16 juin 1859. Très vite surgit la question de l’eau, la CGE ayant la main dans les territoires convoités. Le préfet est contraint à négocier. Si les bases de l’accord sont sans doute assez vite dessinées, les discussion n’en sont pas moins âpres. Le compromis est scellé en juillet 1860. En échange de la prise en charge grassement rémunérée de la régie commerciale des eaux de Paris et de conséquentes indemnités financières, la CGE cède ses installations situées dans le nouveau périmètre parisien et renonce à toute velléité d’implantation dans le département de la Seine.

L’installation chaotique de la pompe à feu

Plantés là sans la moindre explication, les élus choisyens lâchent d’autant moins le projet que ledébit des eaux de sources se réduit de façon inquiétante tandis que le bourg s’étend et les industries s’y développent. C’est dans ces conditions que le conseil municipal agrée le 11 février 1859 le traité conclu avec un dénommé Pierre Hippolyte Coiret, ingénieur civil. Le cahier des charges prévoit l’édification d’une usine hydraulique en amont du bourg et la pose de cinq mille mètres de conduits de distribution ainsi qu’un certain nombre de bornes fontaines. Le tout doit être achevé au plus tard cinq mois après l’approbation préfectorale sous peine de fortes pénalités. L’article 9 précise sans la moindre ambiguïté que l’ensemble des installations reviennent à la commune, sans la moindre indemnité, au terme de la concession de soixante ans. Dans les jours suivants Coiret obtient également le privilège des eaux dans les communes de Vitry, Thiais et Bourg-la-Reine. Avec le visa du préfet acquis le 27 mai, le service des eaux aurait dû être inauguré à la fin du mois d’octobre 1859.

Il apparut vite que Coiret n’avait pas les moyens financiers de ses engagements. Le fond de garantie prévu au cahier des charges ne sera jamais constitué et l’acquisition du terrain de 934 m2 destiné à accueillir l’usine élévatoire n’est intervenue que le 8 octobre 1859 avec une clause renvoyant le paiement de la transaction immobilière à une échéance de deux ans [6]. Les mois passent et les travaux traînent.

À l’automne 1860, la commune accepte le transfert de la concession à une nouvelle raison sociale,Humbert-Droz et Cie, du nom d’un entrepreneur qui s’était entre-temps associé à Coiret. Mais Humbert-Droz se garde de révéler la revente dans la foulée de l’affaire à une nouvelle entité, Saillet et Cie, qui vient de se constituer à cet effet [7]. Le maire de Choisy ne découvrira l’affaire que plusieurs mois plus tard. Encore sera-t-il tenu dans l’ignorance de l’identité de l’actionnaire très majoritaire – seuls des actes de justice ultérieurs nous révèlent qu’il s’agit d’un certain Louis Frapolli, ingénieur des mines [8] – et dont la précautionneuse dissimulation suggère qu’il agissait luimême pour le compte d’intérêts ne devant pas apparaître publiquement.

Toujours est-il qu’une pièce maîtresse du réseau de distribution est mise en place au début du printemps 1861. Après avoir acquis un terrain sur les hauteurs de Thiais, au lieu-dit la Butte de Chevilly [9], à la cote 94 mètres, le concessionnaire y édifie un réservoir. C’est vers celui-ci que doit être refoulée l’eau pompée en Seine une soixantaine de mètres plus bas afin d’être distribuée par voie gravitaire vers les quatre communes concernées[ Dans la configuration urbaine actuelle, ce lieu se trouve sur la rive sud de l’avenue du général de Gaulle, à Thiais, au droit de la tranchée de la A86. Accueillant la station de relèvement des Sorbiers, il joue toujours un rôle dans la distribution de l’eau potable.]].
Rien cependant indique l’échéance à laquelle l’eau circulera enfin dans les tuyaux. Aussi, le 27 juin 1861, Jules Lagoutte, le maire de Choisy, adresse une sommation à Humbert-Droz (le concessionnaire légal) et à Saillet (le concessionnaire de fait). Cette démarche laisse à penser que la pompe à feu n’était pas encore installée à cette date. Hors un document établi au cours du mois d’octobre suivant atteste de la présence de ladite machine et en donne une description sommaire : «  Une machine horizontale de la force de dix chevaux à condensation, à haute pression et détente variable, une chaudière et ses appareils de la force de quinze chevaux avec deux bouilleurs, un manomètre atmosphérique pour la pression d’eau. » [10]

L’appareil, est-il précisé, a été fabriqué par un mécanicien répondant au nom de Michaux. Un problème dû à « l’arbre de course » du piston serait apparu lors des essais, exigeant son remplacement. Les maigres données techniques à notre disposition laissent apparaître une installation de puissance très limitée, même pour l’époque.

Un nouveau coup de théâtre survient avant même que le service des eaux ne devienne effectif. Le 15 octobre 1861, le tribunal de commerce de Paris déclare la société Saillet et Cie en faillite [11].

Après de nouvelles péripéties, le 11 janvier 1862 le syndic désigné procède à la vente aux enchères en un lot unique de l’actif de la société. La mise à prix est fixée à 40 000 francs. Le seul candidat à la reprise emporte l’affaire sans combat pour 40 100 francs. Il se dénomme Joseph Zacheroni [12].

L’eau de Seine enfin dans les tuyaux

Le profil du nouveau concessionnaire ne manque pas de surprendre. Qu’il soit sujet du roi d’Italie, installé de longue date en France est anecdotique. Sa qualité d’avocat fortuné, déjà âgé de 61 ans [13], retient autrement l’attention. L’explication de son improbable intérêt tardif pour le service des eaux pourrait se trouver dans certaines relations d’affaire. Membre du conseil d’administration de la S civile des terrains du Bois de Boulogne – l’une des plus brillantes affaires spéculatives d’un Second empire qui en connut de nombreuses - Joseph Zacheroni a en charge le revente à bon prix des terrains situés à Neuilly-sur-Seine et acquis du domaine public à de fort avantageuses conditions. Et les plus puissants partenaires de l’avocat d’affaires sont des banquiers tels Lafitte et Rothchild par ailleurs actionnaires de premier plan de la Compagnie Générale des Eaux. Coïncidence supplémentaire : le domicile déclaré de Zacheroni est au siège de la Société des terrains du Bois de Boulogne, 48 bis rue Basse-du-Rempart, qui se trouve mitoyen du premier siège social de la CGE [14]...

Si la prudence est de mise au regard des questions suggérées par Louis Frapolli, l’actionnaire masqué de Saillet et Cie, il est difficile de ne pas tenir pour assurées les réponses soufflées par Joseph Zacheroni.

Reste qu’à Choisy-le-Roi et dans les autres communes concernées, on a tout lieu de se féliciter de la tournure nouvelle prise par l’affaire : enfin l’eau parvient-elle aux bornes fontaines publiques, aux écoles et autres édifices municipaux, de même qu’aux réservoirs des rares particuliers ayant souscrit un abonnement.

Très vite Zacheroni, auquel s’est associé son gendre Crubailhes, décroche les concessions de nouvelles communes : Chevilly-Larue et L’Haÿ, d’abord, puis Sceaux, Bagneux, Fontenay, Châtillon et Clamart. La pompe à feu de 1861 n’en peut mais. Un nouvel ensemble chaudière – machine à vapeur d’une puissance de 20 CV, couplé à deux pompes élévatoires, est mis en place en 1864 dans l’usine située à 900 m en amont du pont de Choisy. En outre un réservoir intermédiaire est installé à Bourg-la-Reine, lui est associé une pompe de surpression mue par un groupe vapeur monté sur essieux.

Aux premiers jours de septembre 1867, Zacheroni fait connaître aux maires concernés son intention de passer la main et de vendre la totalité de l’affaire. La surprise est d’autant plus grande que les édiles ignorent tout de la situation nouvelle nouée quelques semaines auparavant.

La CGE assoit sa puissance

En juin de cette même année 1867, à la faveur d’un traité modificatif concernant Paris, la CGE venait d’arracher au préfet Haussmann l’ annulation de la clause de 1860 par laquelle elle avait renoncé à déployer son activité dans le département de la Seine.

Trois mois n’étaient pas écoulés que Zacheroni et Crubhailes signaient une promesse de vente à la Compagnie [15]. Celle-ci obtenait en parallèle le même engagement de Charles Michel, le propriétaire de la Cie des eaux de Montmorency, détentrice des concessions d’une grosse demi-douzaine de communes situées au nord de Paris. Ces affaires furent rondement menées. Le 1er janvier 1868, la CGE prend officiellement possession de ce qui va devenir les plus solides et les plus rentables bases de son empire.

Souvenons-nous que Zacheroni avait acquis l’affaire pour 40 100 francs en janvier 1862. En cinq années, elle s’était certes consolidée et élargie. Il n’empêche : alors que l’inflation monétaire était inconnue, la CGE lui rachète l’ensemble pour 450 000 francs, 70 000 francs au titre des installations, 380 000 francs au titre des dix concessions. Onze fois la mise ! Le prix payé – pour services rendus ? – est d’autant plus remarquable que la Compagnie a dû y ajouter des investissements conséquents. Quand elle en prit possession, le réseau partant de l’usine de Choisy s’étendait sur 41 235 mètres. Une part importante des tuyaux en tôle bitumée étaient fort dégradés et les fuites nombreuses et amples. De plus, la perspective de nouvelles extensions requérait de plus grandes capacités de pompage et de refoulement.

Un nouveau couple chaudière – pompe est mis en service le 10 février 1869. Il peut débiter 41 m3/heure. Un second groupe d’une capacité de 55,6 m3/h y est adjoint en octobre 1873. Mais selon la CGE, l’usine aurait délivrée moins de 200 m3/j jusqu’en 1875 quand à son réseau s’ajoutèrent les communes d’Ivry, Villejuif, Gentilly, Arcueil, Montrouge, Vanves et Issy [16].

C’est que le nombre de raccordements aux particuliers ne progresse que très lentement. En 1891, seuls 239 immeubles d’habitation sur les 613 que compte alors Choisy-le-Roi reçoivent l’eau de Seine, pour un volume global de 132 m3/j auquel s’ajoute la consommation de 49 m3/j des services municipaux. Quant à la qualité gustative du liquide délivré, les avis divergent de « assez bonne » à Bourg-la-Reine à « exécrable » à Malakoff, en passant par « passable » à Clamart [17].

À la même époque l’Académie nationale de médecine débat amplement de la qualité sanitaire de cette même eau. Les conclusions sont sans appel : l’eau de Seine distribuée en aval de Paris est un véritable bouillon de culture et celle pompée à Choisy, jusque là considérée comme proche d’une eau de source, ne vaut guère mieux [18].

De l’eau « naturelle » à l’eau fabriquée

Ce débat est l’une des retombées des travaux de Pasteur et de la découverte par Koch de l’agent infectieux du choléra [19]. C’est d’ailleurs une nouvelle flambée de cette maladie dans la région parisienne au printemps 1891 qui convainc les pouvoirs publics à exiger de la CGE et des quelques autres distributeurs d’eau à procéder à une épuration déjà mise en oeuvre à Londres et étudiée par les ingénieurs de Compagnie dans l’usine de Boulogne (Seine). Le procédé est rapidement mis au point mais la volonté politique se heurte un temps à son coût. Un convention est finalement signée le 20 janvier 1894 entre la CGE et le préfet « agissant au nom du département et pour le compte des [54] communes consentantes ». Les trois quarts des 700 000 habitants du département de la Seine hors Paris sont concernés.

Outre les spécifications techniques des installations, l’accord en définit le mode de financement. La CGE financera le projet à hauteur de 7, 6 millions de francs, « afin de tenir compte des sacrifices consentis par elle » les 4,6 millions supplémentaires nécessaires prendront la forme d’une avance de la Compagnie aux communes que lui rembourseront intérêts et capital en 35 annuités de 230 000 francs. La mise en service de trois usines épuratoires – à Choisy-le-Roi, Neuilly-sur-Marne et Nogent-sur-Marne – est prévue pour janvier 1896 avec un débit total de 70 000 m3/jour.

Les travaux sont rondement menés. Choisy est prêt à l’heure dite et inauguré en grande pompe le 21 février 1896. Située à proximité immédiate du site originel, la nouvelle usine élévatoire (pompage en Seine et refoulement de l’eau épurée dans le réseau) alimente une batterie de six « revolvers », cylindres en rotation autour de leur axe horizontal et dans lesquels l’eau de Seine est brassée avec une charge de clous en acier. Une part des matières en suspension ou dissoutes dans l’eau se trouve oxydée et s’agglutine en flocons. Décantée dans une première série de bassins, l’eau est ensuite dirigée sur des filtres à sable d’un mètre d’épaisseur(5 000 m2) qu’elle traverse lentement (4 m3/m2.j).

Elle est ensuite envoyée dans le réseau. Il est alors estimé que la quantité de matière organique est réduite de 40 à 60 % et que les colonies bactériennes sont éliminées à 99,6 %. Les normes évoluent dès le tournant du siècle après la découverte du colibacille. Au fil du temps, les installations seront étendues et le procédé modifié en plusieurs points. L’introduction du chlore en fin de traitement apparaît vers1917, elle vise à empêcher la prolifération bactérienne dans le réseau.

On dispose de très peu de données sur les travailleurs de cette usine. De quelques dizaines en 1896, ils passent à sans doute prés de 500 dans les années 1930 alors que le site a été très largement étendu et le nombre de bassins filtrants démultiplié. Ils ont à charge deux tâches essentielles. L’une est le chargement et le déchargement du sable des filtres, l’autre est le chargement en charbon et la conduite des immenses chaudières qui produisent la vapeur, force motrice des pompes. Complétées dans l’entre-deux guerres par des moteurs à gaz pauvres, ces chaudières demeureront en service jusqu’à l’ électrification du site à la fin des années 1950. Dès les années 1910, l’usine brûlait quotidiennement environ 30 tonnes de charbon. Ce combustible était livré par péniches.

Alors que les besoins en eau potable ne cessent de s’amplifier, à partir des années 1960, la filière de production évoluera peu à peu pour faire face à deux contraintes. L’une est l’impossibilité de poursuivre l’extension de la superficie des bassins filtrants dans une zone urbaine dense, l’autre est la multiplication dans l’eau de Seine de nouveaux polluants issus de l’agriculture intensive, de l’industrie et du ruissellement des eaux sur de vastes surfaces imperméabilisées par l’urbanisme galopant.

Le procédé de filtration lente a cédé la place à une filière dite biologique à filtration rapide. Le procédé actuel (2011) combine traitement à l’ozone, filtration sur sable et sur charbon actif ainsi qu’une exposition aux rayons ultra-violet. L’ajout de chlore a minima est toujours requis en fin de cycle pour contrer tout développement bactérien dans le réseau.

De la CGE au Syndicat des Eaux d’Île-de-France

Dès les années 1880, on observe une dégradation des relations entre les communes concédantes du service des eaux et le concessionnaire. En 1884 puis en 1892, des enquêtes initiées par Conseil général de la Seine auprès des maires révèlent de nombreuses récriminations à l’encontre de la Compagnie Générale des Eaux [20]. Cela va de la qualité de l’eau distribuée (rappelons qu’il s’agit alors de l’eau de Seine brute) au pouvoir « tyrannique et autoritaire » que fait pesé le concessionnaire sur les relations contractuelles.

La commune de Choisy-le-Roi en prend la mesure avec prés d’une décennie de retard. Fin 1884, à l’issu des travaux d’une commission spéciale, les édiles découvrent effarés les conséquences de la révision du traité de concession à laquelle il avait été procédé en 1875. En contrepartie de quelques centaines de mètres cubes supplémentaires mis gracieusement [sic] à la disposition des services municipaux, le terme de la concession avait été renvoyé de 1909 à… 1950. Plus encore : la disposition du traité originel de 1859 selon laquelle l’ensemble des installations (usine et réseau) reviendrait alors à la commune sans la moindre indemnité due au concessionnaire avait purement et simplement disparue [21].

Une part des communes s’engage dans la voie de l’action collective à partir de 1896, année où les usines épuratoires entre en service. La coïncidence n’est sans doute pas fortuite : nous avons vu que les communes sont appelées à financer plus du tiers des investissements réalisés et à verser de substantiels intérêts à la Compagnie pour l’avance qu’elle leur a consentie. Les considérables profits réalisés par le service des eaux dans la banlieue sont dénoncés avec véhémence par l’Union des communes de la banlieue de Paris contre la CGE et par la Ligue Paris-Banlieue [22].

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Vue génrale vers l’aval, 2005

Mais rien n’y fait et ce n’est qu’en décembre 1907 que se met en place une Commission d’initiative pour la constitution d’une conférence intercommunale des eaux. La séance constitutive de cette conférence a lieu le 1er avril 1908. Dès 1912, les revendications essentielles des communes participantes sont clairement établies. Les plus essentielles sont l’unification des durées et des échéances des traités de concession ainsi que celle de la grille tarifaire pour les usagers. La Compagnie refuse catégoriquement de s’engager dans cette voie. Dans une lettre au préfet, son directeur général crie à la ruine et à la dépossession. Une analyse de cette missive émanant de la direction des services préfectoraux démontre l’inanité de cette protestation et le bien-fondé des exigences communales [23].

Il faudra pourtant attendre 1920 pour que les choses bougent. Une conséquence sans précédent de la guerre 1914-1918 contraint en effet la Compagnie à la négociation : l’inflation galopante (un franc 1920 vaut 0,245 franc 1910 tandis que le prix du charbon a été multiplié par 7,5) exige une révision des tarifs de l’eau sous peine de ruine. Or les traités de concession signés dans un temps où l’inflation était inconnue ne comportent aucune clause de révision. Alors que la banlieue vit une mutation radicale, les communes finissent par obtenir gain de cause en 1922. Le 1er janvier 1923, le syndicat des communes de la banlieue de Paris pour les eaux, constitué quelques semaines plus, devient l’interlocuteur unique de la CGE. Un seul traité de concession se substitue aux multiples traités antérieurs, son terme est fixé à l’année 1960 et il homogénéise les prestations et conditions tarifaires. Il prévoit le transfert de la propriété de toutes les installations au syndicat moyennant cependant une très confortable indemnisation de la Compagnie (vingt-deux annuités de 3,7 millions de francs).

Le syndicat deviendra propriétaire de l’outil de production et de distribution en 1962, l’année même où la CGE obtient pour trente ans le nouveau contrat de régie intéressé lui confiant la responsabilité technique des installations et la gestion commerciale de la distribution. Le changement d’intitulé du syndicat en Syndicat des Eaux d’Ile-de-France (SEDIF) a lieu en 1988. Après la conclusion de nombreux avenants, un nouveau contrat de régie intéressé a été conclu en 2010 pour douze années avec Véolia, la société héritière de la CGE.


Bibliographie

- BEAUMONT-MAILLET Laure, L’eau à Paris, Hazan, 1991.
- BERCHE Patrick, Une histoire des microbes, éd. John Libbey, 2007.
- BLACHÈRE Marc, Choisy-le-Roi d’une rive à l’autre, Ville de Choisy-le-Roi, 2006
- CEBRON DE LISLE Philippe, L’eau à Paris au XIXe siècle, thèse de doctorat, Paris IV, 1991.
- CLAUDE Viviane, « Une coopération politique dans une mosaïque urbaine, le cas du service de l’eau en banlieue parisienne (1880-1923) », Genèses 2006/4, N°65, p.92-111.
- DARDENNE Bertrand, L’eau et le feu, la courte mais trépidante aventure de la première Compagnie des Eaux de Paris (1777-1788), éd. de Venise, 2005.
- FRANCK Liliane, Eau à tous les étages, Paris 1999.
- GÉRARD Georges, Rapport sur l’activité du Syndicat des eaux de 1923 à 1939.
- JACQUOT Alain, « La Compagnie générale des Eaux 1852- 1952, un siècle, des débuts à la Renaissance » Entreprises et Histoire 2002/3, N°30.
- SEDIF, Syndicat des Eaux d’Île-de-France 1922-1992

Marc Blachère

[1Cet article reprend les points essentiels d’une étude de Marc Blachère, ancien journaliste, De la Seine au robinet, publiée en octobre 2011 par l’Association Louis Luc pour l’histoire et la mémoire de Choisy-le-Roi.

[2Il s’agit de la partie des installations qui concourent au pompage de l’eau en Seine.

[3Le terme « pompe à feu » s’est généralisé en France au XVIIIe siècle pour désigner les pompes à piston mu par la vapeur d’eau issue d’une chaudière à charbon de terre. La première de ces pompes a été inventée par l’anglais Newcomen en 1712. En 1767 l’écossais Watt breveta un ensemble d’améliorations essentielles qui donna son essor à la machine à vapeur.

[4Archives Nationales, MC/ET/XIX/1067, Acte des 23 et 27 juillet 1853 portant fondation de la Compagnie Générale des Eaux, folio 2.

[5Alain Jacquot, « Cie générale des Eaux » Rapport du conseil d’administration lu par son président lors de la première assemblée générale des actionnaires tenue à Paris le 26 octobre 1853, Flux, 2003/2 n° 52-53, p.106.

[6Archives départementales du Val-de-Marne, 2E/CXXVII/323.

[7Archives de Paris, D31U3 224, acte n° 2778 du19 décembre 1860.

[8Archives nationales, MC/ET/LXXXVIII/1634, Copie jugement du 30 novembre 1861, Tribunal civil de la Seine.

[9Archives départementales du Val-de-Marne, 2E/CXLI/343, acte du 14 février 1861.

[10Archives nationales, MC/ET/LXXXVIII/1634, Cahier des charges du 9 janvier 1862.

[11Archives de Paris, PER1415 18, Gazette des Tribunaux, édition du 19 octobre 1861.

[12Voir note 11.

[13Archives nationales, MC/ET/CXV/1442, Contrat de mariage entre Mlle Zacheroni et M. Crubailhes, acte du 12 février 1862.

[14Archives nationales, MC/ET/LXXI/369, Délibérations concernant la Société des Terrains du Bois de Boulogne, 6 juin 1860.

[15Archives Veolia (privées), Rapport à l’assemblée générale des actionnaires du 14 décembre 1867.

[16Archives de Paris, D7S4 20 Choisy-le-Roi, Rapport du 17 janvier 1876.

[17Archives de Paris, Enquête du Conseil général de la Seine, Tri Briand 183.

[18Académie nationale de médecine, Bulletin du 21 octobre1884, p. 1513. « Discussion sur l’infection de la Seine et les eaux de Paris ».

[19En fait cette découverte avait été faîte par l’italien Filippo Pacini dès 1854 mais était demeurée ignorée.

[20cf supra 17.

[21Archives communales de Choisy-le-Roi, 1D7 Délibération du 4 novembre 1884.

[22cf supra 17.

[23|Archives de Paris, Tri Briand 171.