Le 19 août 1944… La trêve !

Sur ces événements du 19 août 944 nous reproduisons ici ce qu’en disait André Tollet dans son livre La classe ouvrière dans la Résistance (éditions sociales, pages 234 à 241).

La peur du peuple

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André Tollet
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Assaillie de toutes parts, harcelées sans savoir d’où venait l’attaque, ses contacts coupés, l’armée allemande est rapidement submergée, démoralisée. Elle a peur de la ville. Elle tire souvent sans savoir, peut-être même sans regarder. Chaque civil l’effraye. Hélas, elle n’est pas seule à s’inquiéter. Certains, même dans la Résistance, en premier lieu parmi ceux qui furent sceptiques au moment de déclencher l’insurrection, sont inquiets de ce mouvement populaire qui triomphe. Ils savent pourtant que l’objectif du combat arrêté en commun est national et patriotique, mais quand même, ces barricades tenues par les ouvriers, les usines tenues par les prolétaires qui les défendent... cela dépasse leur entendement.

L’ordre, pour eux, ne peut sortir de là.
L’ordre, ils ne peuvent le concevoir qu’avec le patron en haut et l’ouvrier en bas.

En raison de leur appartenance de classe, des Français qui pourtant sont avec nous, dans la Résistance, s’effrayent, trouvent que les choses vont trop loin et de ce fait en viennent à des conclusions identiques à celles des Junkers prussiens (ou saxons) comme von Choltitz. Ils ont les mêmes craintes pour l’avenir.

Les éléments d’une prise de contact entre eux existaient avant même qu’ils ne se rencontrent. C’est le consul de Suède qui provoque cette rencontre.

Non, comme il l’a dit parce que sa mère était bourguignonne et lui, parisien d’adoption, tout simplement parce qu’il était un capitaliste réactionnaire, un des principaux actionnaires des roulements à bille SKF, dont les deux usines étaient occupées et défendues par les ouvriers sous la direction de la CGT.

Parce qu’il était un capitaliste et que sa situation de consul lui permettait de le faire, Nordling établit ce contact entre les représentants de la bourgeoisie française et les aristocrates allemands avec lesquels il n’avait eu que d’excellents rapports.

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Charles de Gaulle descend les ChampsÉlysées, avec Georges Bidault et Alexandre Parodi
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Mais, ce qui importe plus que les acteurs de cette scène, c’est l’esprit qui les anime.

Lors d’une première entrevue de certains éléments de la Résistance avec les envoyés de von Choltitz, à la préfecture de police et en présence du consul de Suède, un Allemand posa grossièrement la question :
« Les communistes sont-ils dans la Résistance française  »

Sur la réponse affirmative de Léo Hamon, il conclut :
« Alors, vous comprenez pourquoi il faut arrêter l’insurrection. »

Les rencontres en vue de la trêve eurent des suites diverses, voire même inattendues.

Parodi, Roland Pré, Laffon, sans doute trop confiants dans la parole des officiers prussiens, se font arrêter ensemble dans leur voiture.

Enfin les choses s’arrangent, ils sont présentés à von Choltitz, toujours en présence du consul de Suède qu’accompagnait le capitaine (allemand) Fuchs et le comte von Windischberg.
— « On vient de prendre ces trois hommes » lui dit von Choltitz, « savez-vous si ce sont des terroristes ou des messieurs  »
— « Je ne connais pas leurs noms » répond Nordling « mais je les ai vus. Ce sont des messieurs avec qui vous pouvez discuter de la trêve. »

Là-dessus, von Choltitz engage le fond encore une fois : « II y a des communistes parmi vous ? ».

Il convient de constater que Parodi répondit avec une dignité et une loyauté parfaite : « Les communistes appartiennent à la Résistance. Nous formons tous un bloc ».

C’est pourtant bien un aspect de classe qui est en cause et non une simple question d’hommes.
Toutes ces remarques, ces tentatives d’effrayer avec l’anticommunisme ont tout de même frappé certains partisans de la trêve.

Pour d’autres, nous dirons que la peur du « désordre » justifiait tout. Sans doute existait-il une troisième catégorie certainement très consciente, dans un esprit de classe, de la nécessité à ce moment de s’entendre avec les Allemands.

Singulière réunion du CNR

C’est le 20 seulement que l’affaire nous fut dévoilée. J’étais convié à une réunion du CNR, d’un CNR très incomplet, à laquelle assistait une forte représentation de la délégation générale.

J’y retrouvais Hamon à mon grand étonnement, car depuis le début de la constitution du CPL j’avais reçu le mandat d’assurer les liaisons avec le CNR. Mon collègue Hamon était beaucoup plus au courant que moi de l’objet de la réunion car il avait accepté, sans nous en aviser, de participer à des négociations sur la trêve avec les Allemands sous la houlette du consul de Suède.

Nous fûmes informés d’accords de principe auxquels on nous demandait de nous rallier :
« Paris resterait libre à condition de laisser passer les Allemands ».

Pierre Villon et moi avons protesté de toutes nos forces.

Cela aurait été une trahison envers les Alliés qui s’étaient tous engagés à ne pas faire de paix séparée, une trahison que de laisser passer les troupes allemandes.
Nous repoussions pour ridicule l’idée de les laisser passer par une porte pour les attendre de l’autre côté.

Nous soulignions cette désinvolture à l’égard de la population ouvrière de la banlieue chez laquelle on allait circonscrire la bataille pour l’éviter à Paris.

Nous rejetions la trêve comme une trahison de notre combat, de la victoire qui était à portée de notre main à condition de mener la bataille sans défaillance.

Nous rejetions les craintes injustifiées pour Paris, notamment pour ses ponts que l’on nous disait sacrifiés alors que les Allemands eux-mêmes en avaient besoin pour s’enfuir.

La trêve ne pouvait servir qu’aux Allemands que Paris écrasait. La suite l’a prouvé.

Nous protestions aussi avec véhémence contre le procédé inadmissible qui consistait à négocier secrètement avec l’ennemi, à traiter au nom de Paris dans le dos du CPL et de l’état-major FFI.

Malgré nos protestations, il y eut un vote à cette réunion manifestement irrégulière où la CGT et le Parti communiste n’étaient pas présents.

Pierre Villon et moi avons annoncé notre décision de prévenir les organisations absentes, de réunir le CPL et de consulter nos organisations respectives.

Pour ce qui est du CNR, les ultras de la trêve avaient emporté la décision, mais tous sentaient bien qu’elle ne pouvait tenir dans ces conditions.

Le CPL se réunit l’après-midi, mais plusieurs membres du bureau voulurent consulter leur organisation avant toute décision.

En fait, la discussion était en cours, l’état-major FFI était contre, le COMAC* était contre, les grandes organisations parisiennes et nationales comme l’Union des syndicats, le Front national, le Parti communiste y étaient résolument opposés. D’autres étaient pour le moins hésitants.

Il fallait des raisons bien profondes aux tenants de la thèse de la trêve pour n’en pas tenir compte, et pourtant, ils poursuivirent leur action comme si les autres n’existaient pas.

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Le char Dunkerque de la 2e DB, le 25 août 1944, place de la Concorde, face à l’obélisque, rue Royale.
Domaine public

Des ordres illégitimes

Cette action pouvait avoir de graves conséquences et elle en eut.

Comment en aurait-il été autrement quand, en pleine bataille, l’ordre suivant était transmis au commandant Dufresne, par-dessus ses chefs, le 19 août par les organes civils du gouvernement provisoire de la République.

Paris, le 19 août

« En raison des promesses faîtes par le commandement allemand de ne pas attaquer les édifices publics occupés par les troupes françaises et de traiter tous les Français prisonniers selon les lois de la guerre, le gouvernement provisoire de la République française et le Conseil national de la Résistance vous demandent de suspendre le feu contre l’occupant jusqu’à l’évacuation promise de Paris »

Le commandant Dufresne, Raymond Massiet de son nom véritable, dans un livre intitulé La Préparation de l’insurrection et la Bataille de Paris, qualifie cet ordre d’extravagant. Il se rend alors au PC de Rol qui le confirma dans ses impressions, en lui indiquant qu’il n’avait pas été informé de ces pourparlers et de cette trêve, mais qu’il était au courant. Il concluait :

« Tous pourparlers avec l’ennemi en temps de guerre est une faute contre la nation. Seule le commandement militaire peut être autorisé à conclure une trêve, mais au moins doit-il en être informé. »

Massiet fait aussi remarquer que la date du document, le 19 août, prouve qu’au moment où l’insurrection se déclenchait, des négociations étaient engagées par la délégation civile.

Les coups en-dessous se poursuivaient, des voitures de la police flanquées d’un agent et d’un officier allemand parcouraient des quartiers annonçant par haut-parleur qu’une trêve était conclue et donnaient l’ordre de cesser le feu.

Il y eut un faux ordre de Rol appuyant la trêve. De son côté, celui-ci envoyait ce message au colonel Lizé le 20 à 7 h 40 :
«  J’apprends l’intervention DMN (délégué militaire national) Chaban auprès de vous. »
Intervention en contradiction flagrante avec les ordres précédemment donnés et mon ordre général du 19 août...
Le mot d’ordre d’insurrection lancé en accord avec le commissaire délégué du gouvernement provisoire de la République française, en accord avec le comité parisien de la Libération doit être exécuté.
Le colonel chef régional Rol.
 »

  • Les ouvriers de Paris-Soir refusaient de tirer une affiche commandée par la préfecture de police proclamant la trêve. Ils répondirent que dans ce domaine, ils n’acceptaient que les ordres de l’état-major FFI.
  • Ils se battaient sans trêve eux ; attaqués par l’ennemi, ils prirent un char, des munitions et firent quatre prisonniers.

Un trouble avait tout de même été jeté dans le combat. Il fallait le dissiper.

L’Union des syndicats, le Front national, les FTP, le Parti communiste adoptaient le 20 août une résolution dénonçant la trêve, les conditions dans lesquelles elle avait été entérinée par une réunion irrégulière du CNR et appelaient à poursuivre le combat.

Ce fut une dure bataille politique dans les conditions d’une ville en pleine insurrection. Cependant tout commençait à s’éclaircir.

Les combattants réagissent

Le lendemain matin, le lundi 21, André Carrel et moi avions voulu nous rendre compte de la situation sur le terrain.

Nous visitions le 13e arrondissement. Premières informations : les usines tenaient normalement. Boulevard Auguste-Blanqui nous rencontrons, venant de la rue des Cinq-Diamants et montant prendre position place d’Italie, six jeunes ouvriers bien rangés, par deux, le fusil à la bretelle.

Nous étions très émus. Rue Vandrezanne d’un toit cinq hommes et une femme tiraient sur les Allemands qui passaient avenue d’Italie. Ils finissaient le travail de ceux qui les attaquaient du sol. Il y avait eu de durs combats, le sang répandu ne laissait aucun doute.

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Rapport de police : Tollet André Charles
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Les conclusions de notre périple étaient claires, le peuple de Paris repoussait la trêve.

La trêve repoussée

Les partisans de l’abandon du combat ne pouvaient tenir dans ces conditions.

Le comité parisien de la Libération à la réunion duquel nous nous rendions, devait, sans poursuivre une inutile polémique qui n’avait que trop duré en pleine bataille, sans parler de la trêve, lancer l’appel aux barricades :

« Parisiens,

l’insurrection du peuple de Paris a déjà libéré de nombreux édifices publics de la capitale.
Une première grande victoire est remportée.
La lutte continue. Elle doit se poursuivre jusqu’à ce que l’ennemi soit chassé de la région parisienne.
Plus que jamais, tous au combat.
Répondez à l’ordre de mobilisation générale, rejoignez les FFI.
Toute la population doit par tous les moyens empêcher la circulation de l’ennemi.
Abattez les arbres, creusez des fossés antichars, dressez des barricades.
C’est un peuple vainqueur qui recevra les Alliés.

Le comité parisien de la Libération, 21 août 1944. »

La trêve ne pouvait plus être défendue. Le CNR adopta l’appel du CPL. La bataille continua jusqu’à la victoire. Il reste à faire le bilan de ces heures troubles.

Ce trouble avait profité à l’ennemi qui d’ailleurs avait peu respecté la trêve. La plaquette du CPL, Paris, les heures glorieuses, cite des infractions :

  • Porte d’Orléans 40 SS avec une voiture blindée armée de canons attaquent les FFI et font des prisonniers ;
  • boulevard Victor-Hugo à Clichy, ils tirent sur un immeuble pavoisé ;
  • place Clichy à 10 h 50 les SS mitraillent la foule ;
  • près de la rue de Seine, un sous-lieutenant du groupe Tréville est tué ;
  • le commissariat de police rue des Orteaux, 20e, est attaqué par les Allemands ;
  • À Vitry, six FFI sont abattus au pont Mazagran.

Au cours de cette journée, la Résistance compta 99 morts contre 5 aux Allemands et 244 blessés contre 34 aux Allemands.

Pour l’ensemble de l’insurrection, l’ennemi avait subi beaucoup plus de pertes que nous. La trêve lui fut donc profitable.

Le combat continue

Bien que repoussée par la masse des combattants, la trêve avait néanmoins créé un trouble dont bénéficia l’ennemi. Il convenait de le dissiper et de reprendre l’offensive. L’appel aux barricades lancé par le CPL qui visait à ce but avait été entendu. De même, l’ordre du colonel Roi d’empêcher au maximum la circulation de l’ennemi s’appliquait avec beaucoup d’esprit d’initiative. Même les blindés, en proie aux embuscades, progressaient difficilement dans les rues.

Durant ces deux journées marquées par la trêve, les ouvriers ne s’étaient pas endormis. De nombreuses usines qui étaient fermées depuis le 15 août et n’étaient donc pas encore occupées, furent prises ce 20 août.

Des administrations nouvelles furent mises en état de défense. Le nombre de nos points d’appui augmentait. L’activité syndicale et politique se développait malgré les discussions de sommet sur la trêve.

André Tollet
P.S. :

La classe ouvrière dans la résistance, éditions Sociales, pages 234 à 241