Jean Jaurès

En cette année du centième anniversaire de l’assassinat de Jean Jaurès perpétré en juillet 1914, paraît, sous la plume de Gilles Candar et de Vincent Duclert, la biographie du fondateur du journal L’Humanité. Une somme incontournable, l’ouvrage de référence sur ce géant du socialisme, autant homme d’action que de réflexion.

Jaurès ? Plus qu’un pic ou qu’un roc, pour paraphraser la célèbre tirade de Cyrano, il personnifie le gigantisme même de la pensée politique, philosophique et sociale ! Rien n’échappe à la sagacité du professeur de philosophie, à l’élu du Tarn, au défenseur des ouvriers de Carmaux ou de Decazeville : qu’il s’agisse de l’enseignement des enfants, des droits de douane sur les céréales, de l’avenir des retraites ouvrières ou des droits des délégués mineurs…

Jean Jaurès, signé Gilles Candar et Vincent Duclert, nous plonge dans une authentique saga. Le décryptage d’une personnalité hors du commun, d’une figure profondément enracinée dans l’imaginaire collectif du peuple de France.
« Son assassinat, le 31 juillet 1914 au Bar du Croissant à Paris, y est pour beaucoup », confirme Gilles Candar, professeur d’histoire à l’E.N.S. et président de la Société d’études jaurésiennes depuis 2005. « Une mort à l’image de celle des grands tragiques grecs, qu’il aimait beaucoup… La guerre de 14-18, et la grande boucherie qui va suivre sa disparition, donneront sens à la vie et à la vérité de Jaurès : son combat pour la paix, son engagement politique enraciné dans un profond humanisme. Las, au fil des décennies, il deviendra aussi ce totem que l’on exhibe, mais que l’on ne lit plus : le culte a fait place à l’étude ! ». Aux dires du spécialiste, le vrai travail sur l’œuvre et la pensée de Jaurès ne débutera en fait que dans les années 50-60. Grâce à une génération d’historiens tels que Maurice Aghulon, Ernest Labrousse, Jean Maîtron, Rolande Trempé et surtout la regrettée Madeleine Rebérioux…

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Jean Jaurès (1859-1914)
Cliché de Nardard, domaine public

La biographie que signent Candar et Duclert nous livre d’abord des éléments éclairants et déterminants sur l’enfance de Jaurès : le petit Jean, issu d’un milieu bourgeois désargenté, n’est pas un gamin de la ville, le monde rural est pour lui la première référence. Brillant élève, il sera reçu troisième à l’agrégation de philosophie, derrière Bergson ! Ensuite, au fil des pages, l’ouvrage nous permet surtout de déceler comment se construit, s’affine et mûrit la pensée du futur tribun. La grande force de Jaurès ? « Être en permanence capable de se renouveler », souligne Gilles Candar. « Il refuse de se laisser enfermer là où on l’attend, il refuse de s’installer dans un socialisme convenu ou dans un socialisme de dénonciation. Il aurait pu faire une belle carrière de grand républicain, or il se veut avant tout un homme libre ».

Jaurès, l’enfant à la tête farcie des héros de Plutarque et qui vit au carrefour des milieux rural et urbain, élargira son univers en partant à la découverte d’un milieu ouvrier qui n’était pas le sien d’origine : celui des mineurs à Carmaux, celui des ouvriers du textile dans le Nord. Il fera alors le choix de s’adresser d’abord à un électorat ouvrier, mais sans jamais s’y enfermer : un monde certes encore minoritaire en cette fin de XIXe siècle, mais un monde d’avenir qui, pour lui, s’imposera comme une force essentielle dans le développement de l’économie et de la société. « Aux yeux de Jaurès, cette minorité détient les clefs de l’avenir », confirme l’historien. « C’est ainsi d’ailleurs que Jaurès le patriote, en s’intéressant au sort des ouvriers allemands après l’annexion de l’Alsace-Lorraine, forge sa conscience internationaliste ! L’humanisme de Jaurès se caractérise ensuite par cette capacité à joindre vision politique à vision de l’être : chez lui, le politique est toujours très lié au philosophique, au métaphysique. C’est d’ailleurs ce regard profondément humaniste qui le fait bouger, avancer, qui le démarque de bien des socialistes de son temps. En particulier, à l’heure de l’affaire Dreyfus ».

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L’Humanité : la une du 14 août 1914
(source gallica.bnf.fr / bibliothèque nationale de france)

Le lecteur de Jean Jaurès éprouve donc un plaisir évident et un intérêt grandissant à découvrir cette pensée en train de se faire, au sens fort du terme, jamais prisonnière de sa propre production, toujours réinvestie et réévaluée au contact de son quotidien et des soubresauts de l’actualité : qu’il s’agisse de la « question sociale » et de l’urgence des réformes à mettre en œuvre sous une IIIe République foncièrement conservatrice, du débat sur la loi de séparation de l’Église et de l’État, de la défense de l’école laïque, de l’unification des courants socialistes, des idéaux de justice à l’heure de l’affaire Dreyfus et de paix à la veille d’un embrasement guerrier de l’Europe… « Jaurès est avant tout un homme politique qui ne prétend pas détenir un système tout fait. Pour le trouver, il va lire, rencontrer d’autres gens, changer d’avis : une pensée en mouvement en quelque sorte, ce qui en fait toute la richesse parce qu’elle se construit au cœur des évolutions et des contradictions d’une société. Le Jaurès d’hier s’inscrit fortement dans le monde d’aujourd’hui où nous sommes revenus des grands systèmes idéologiques. D’où l’intérêt de retrouver la pensée d’un homme tout à la fois génial, ouvert et en recherche constante ».

Candar et Duclert y parviennent avec brio et talent dans cette magistrale biographie qui ambitionne de « rapprocher, synthétiser, résumer ou suggérer l’immense connaissance, toujours fragmentée, sur Jaurès », lui qui désirait « aider les hommes de pensée à devenir des hommes de combat ».

Outre leur plongée érudite dans le corpus jaurésien, Gilles Candar et Vincent Duclert s’aventurent sur des terres d’histoire plus mouvantes, mais pas moins passionnantes : qu’en est-il de « Jaurès au XXe siècle… et au XXIe » ? Près d’un siècle après sa panthéonisation (le 23 novembre 1924), « en ascension constante au sein de la gauche française à la fin du XXe siècle, Jaurès se retrouve même au cœur des campagnes pour l’élection présidentielle de 2007 et de 2012 », soulignent les auteurs. Rappelant cependant qu’il est aujourd’hui bien plus qu’une référence à la solde des hommes politiques : « Un personnage d’aventure, un héros de roman ou de bande dessinée, joué au théâtre ou au cinéma, une chanson de Brel ou de Zebda, une affiche d’Ernest Pignon-Ernest, un souvenir fugace mais essentiel d’un moment de la conscience humaine ». Le chapitre Jaurès, du roman national à l’histoire problème l’atteste, il faut attendre 1959 et la création de la Société d’Études Jaurésiennes (SEJ) pour que se construise une authentique recherche universitaire, scientifique et historique, surtout collective, autour de Jaurès… En 2000, quarante ans plus tard est publié Philosopher à trente ans, le premier volume des Œuvres suivi de neuf autres dont Le Pluralisme culturel, l’un des seuls à ne pas être chronologique, à paraître en septembre en cette année du centenaire.

Richesse du verbe et de la plume, intelligence hors norme, profondeur d’esprit et rigueur philosophique : autant de qualités qui nous font aimer Jaurès, « notre bon Maître », qui nous incitent à le (re)lire et (re)découvrir ! Sans oublier une valeur fondamentale qui assoit son éminente stature : sa haute conscience morale. Dans les pas de Jaurès assurément, « il est temps de réfléchir à la dignité politique au XXIe siècle », concluent donc d’une même voix Gilles Candar et Vincent Duclert.

À la découverte de Jaurès

À lire

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Les années de jeunesse, 1859-1889, de Madeleine Rebérioux et Gilles Candar.
© Éditions Fayard

L’éminente et regrettée historienne signe la préface générale à l’édition des œuvres de Jaurès.

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Jean Jaurès, Gilles Candar et Vincent Duclert, Fayard.
© Éditions Fayard
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Le monde selon Jaurès, de Bruno Fuligni
© Éditions Tallandier

Le monde selon Jaurès, de Bruno Fuligni qui, à travers citations-réflexions et extraits de discours replacés dans leur contexte, nous invite à découvrir la pensée vivante d’un orateur et d’un penseur hors-pair.

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Jaurès, la parole et l’acte, de Madeleine Rebérioux (Découvertes Gallimard)
© Éditions Gallimard
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Jaurès paysan, de Rémy Pech, Privat
© Privat


- Jean Jaurès, de Jean-Pierre Rioux (Perrin, 326 p., 21,50 €).
- L’intégrale des articles de Jaurès publiés dans La Dépêche, par un collectif d’historiens (Éd. Privat, 930 p., 49 €).
- Quand Jaurès administrait Toulouse, de Jean-Michel Ducomte (Éd. Privat, 234 p., 18 €).

À visiter

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L’exposition consacrée à Jean Jaurès aux Archives nationales, site de Paris, jusqu’au 2 juin 2014
© La fabrique créative

L’exposition consacrée à Jean Jaurès aux Archives nationales, site de Paris, jusqu’au 2 juin.

À consulter

Le site de la Fondation Jean Jaurès qui recense l’ensemble des initiatives en cette année du centième anniversaire.

À savoir

Au siège de la CGT, le 17 juin à 9 h 30, l’Institut d’histoire sociale organise une rencontre autour du thème « Jaurès, le syndicalisme et la question sociale au tournant du siècle  » avec les historiens Alain Boscus, Gilles Candar et Jean-Numa Ducange. Suivie d’un débat auquel participeront Thierry Lepaon, secrétaire général de la CGT et le directeur du journal L’Humanité, Patrick Le Hyaric.


Chantiers de culture

Cet article a été réalisé à partir du blog www.chantiersdeculture.wordpress.com

Animé par une équipe de journalistes et de contributeurs reconnus dans leur domaine, ce blog a pour objectif de mettre en rapport deux thèmes souvent opposés : culture et travail. Or, d’hier à aujourd’hui, le geste au travail recèle une portée ou une dimension culturelles. De la même manière, l’acte culturel, en quelque domaine que ce soit, est le fruit d’un procès de travail.

D’où son ambition à travers analyses, chroniques, dossiers et critiques : donner à voir ce que font et disent hommes et femmes au travail de la plume ou de l’enclume, mettre en perspective et signifier en quoi leur ouvrage est porteur de sens en vue d’une émancipation individuelle et collective. Quels que soient leur rang sur l’échiquier social, leur place dans le domaine de la production ou de la création.

Une manière singulière de donner corps aux propos d’Antonin Artaud, dans Le théâtre et son double :

« Le plus urgent ne me paraît pas tant de défendre une culture dont l’existence n’a jamais sauvé un homme du souci de mieux vivre et d’avoir faim que d’extraire, de ce qu’on appelle la culture, des idées dont la force vivante est identique à celle de la faim ».

Yonnel Liégeois
P.S. :

L’abonnement à Chantiers de culture est gratuit, résiliable à tout moment.